« Si nous n’avons pas le Royaume-Uni, nous n’avons pas l’anglais. » Lorsque Danuta Hübner, présidente de la Commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen (AFCO), prédisait cet avenir funeste pour la langue anglaise suite au référendum britannique en 2016, les rapports des médias à la suivre étaient alors nombreux. La Commission européenne s’est empressée de réagir : l’anglais continuerait à être une des langues officielles de l’UE. Paradoxalement, Hübner comme la Commission justifient leur point de vue par la même approche. Comme prévu par l’article 342 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), le régime linguistique de l’UE, à l’exception de la Cour de justice, doit être géré par des règlements issus d’un vote unanime de la part du Conseil. Bien évidemment, il y a deux interprétations concurrentes de ce fait. 

Selon Hübner, la sortie du Royaume-Uni rendrait nécessaire un nouveau vote sur base unanime pour que l’anglais puisse rester une des langues officielles de l’UE. Elle a ajouté que chaque pays membre devait indiquer une seule langue qui sera employée pour sa communication officielle dans les instances européennes. Puisque les deux autres États membres de l’Union comptant l’anglais comme langue co-officielle, Malte et l’Irlande, ont respectivement déclaré le maltais et le gaélique comme langue officielle vis-à-vis de l’Union, l’anglais n’aurait donc plus de statut officiel après le Brexit. 

Grâce à la politique de la Commission, un tel vote n’a pas eu lieu jusqu’à maintenant, et elle n’a pas non plus exprimé l’intention d’inviter le Conseil à le mettre à l’ordre du jour. Dans le plan budgétaire pour la période 2021-2027, les moyens financiers pour les traductions de et vers l’anglais n’ont pas été réduits. Hormis le vote unanime pour lequel la Commission ne voit pas de nécessité, celle-ci s’appuie également sur les amendements du premier règlement concernant le régime linguistique de l’UE (et, notamment, des structures institutionnelles qui l’ont précédée) qui date de 1958. Modifié par chaque adhésion d’un pays avec une langue antérieurement sans statut officiel dans l’UE, ce règlement identifie les langues officielles et de travail. Dans sa version plus récente, vingt-quatre langues sont citées, y compris l’anglais. Selon la Commission, il faudrait un vote unanime – non pour que l’anglais y reste, mais pour qu’il en soit biffé. Sans ce vote, la législation resterait en vigueur et permettrait de maintenir l’anglais comme langue officielle et de travail. 

De la part de la Commission, la question semble résolue. Cependant, même si toutes les langues officielles des États membres bénéficient théoriquement des mêmes droits et du même statut, leur usage réel est loin d’être aussi « démocratique ». Grâce à l’article 6 du règlement de 1958, les institutions de l’UE « peuvent déterminer les modalités d’application » du régime linguistique par des règlements internes. D’où la pratique actuelle de la Commission qui se sert officiellement de trois langues procédurales dans ses affaires intérieures : l’anglais, l’allemand et le français. C’est aussi cet article, conjugué à des raisons historiques, qui a rendu possible l’usage du français comme langue de travail de la Cour de justice, même si l’anglais y a récemment gagné du terrain. Même constat dans les groupes de travail du Conseil : pendant que des traductions dans les « grandes » langues (anglais, allemand, espagnol, français et italien) étaient la règle autrefois, les groupes renoncent aujourd’hui à interpréter leurs réunions, puisque l’anglais et le français y sont parlés et compris de tous. Pour ce qui est du Conseil même, les réunions et négociations au niveau ministériel sont traduites de et vers toutes les langues officielles, pendant que le régime trilingue qu’emploie la Commission se vérifie également dans le Comité des représentants permanents (COREPER). La situation où se vérifie un usage presque exhaustif du régime des vingt-quatre langues officielles de l’Union est notamment celle du Parlement : en assemblée plénière ainsi que dans les comités des traductions de et vers toutes les langues officielles sont mises à la disposition des parlementaires. 

En somme, les régimes linguistiques des institutions européennes sont complexes, mais incohérents – une vraie tour de Babel où dominent cependant l’anglais et, à un certain niveau, le français. Mais les institutions n’ont pas côtoyé l’anglais dès le berceau : ce n’est qu’en 1973, quand le Royaume-Uni et l’Irlande ont rejoint les Communautés européennes, que l’anglais y a fait son entrée comme langue officielle. En dépit de l’importance croissante de l’anglais à l’échelle internationale du fait de la mondialisation, la langue des Britanniques n’était pas tout de suite en « pole position » dans les institutions européennes. L’impulsion décisive pour sa prédominance a été donnée suite à l’adhésion de nombreux pays ayant appartenu au bloc soviétique en 2004 et en 2007, où l’anglais s’était imposé comme première langue étrangère après la chute des régimes communistes. 

Cette dominance reflète l’importance de l’anglais au niveau de l’enseignement des langues dans l’Union européenne : selon des données d’Eurostat de 2015, 97,3% des étudiants européens au premier cycle de l’enseignement secondaire apprennent l’anglais comme langue étrangère, suivi du français avec 33,8% et de l’allemand avec 23,1%. Même si le français et l’allemand peuvent réclamer pour eux un fort tiers et presqu’un quart respectivement, le règne de l’anglais semble presque absolu dans l’enseignement. 

Jusqu’à présent, le Brexit n’a pas eu de conséquence sur le régime linguistique de l’Union européenne et l’anglais n’a pas cessé de jouer un rôle primordial. Alors que quelques hommes et femmes politiques en France comme en Allemagne et Autriche aimeraient voir l’influence de leur langue élargie, d’autres sont de l’avis que le Brexit serait le moment parfait de faire de l’anglais une vraie lingua franca neutre, car aucun pays ne l’indique plus comme seule langue officielle envers l’UE. Reste à voir si l’anglais parlé dans les institutions de l’UE et plus général en Europe continentale, souvent appelé « Euro English », pourra dans l’avenir constituer une propre variété de l’anglais qui existerait de manière indépendante et autonome à côté des variétés britannique et américaine qui aujourd’hui sont prédominantes.