Il est difficile de trouver une notion plus en vogue dans le débat politique et culturel contemporain que celle d’« identité ». On l’emploie, ainsi que ses avatars – l’« identité politique », l’« identité religieuse », ou encore l’« identité nationale » – sans précaution particulière, comme s’il s’agissait d’un concept parfaitement clair, ne demandant aucune analyse supplémentaire.
Derrière cette simplicité apparente, il y aurait pourtant beaucoup à gagner d’une réflexion plus approfondie sur les différentes facettes de l’identité, et plus particulièrement sur ce qu’est l’identité associée à un groupe.

L’identité d’une personne peut être comprise comme un ensemble de traits caractéristiques, mais aussi comme l’appartenance à autant de groupes de personnes partageant ces traits. Mettons que je fasse du vélo tous les jours et que je sois membre d’un parti politique. Comme je partage ces deux particularités avec d’autres personnes, je fais objectivement partie des deux groupes définis par ces traits. Cependant, je n’ai pas le même rapport subjectif aux deux groupes. Je ne fais partie du groupe de cyclistes que de manière accidentelle : être cycliste fait partie de mon identité individuelle, indépendante de l’existence ou de la pratique d’autres cyclistes.

À l’inverse, pour ce qui est de mon appartenance à un parti, le groupe est constitutif de l’identité. D’une certaine manière, je ne peux être membre d’un parti que parmi d’autres adhérents, en faisant partie d’une véritable communauté. Le groupe n’est pas ici une collection d’individus partageant des attributs, mais un collectif qui constitue ces attributs. Dans Soi personnel et soi collectif : les sources d’un malentendu, Fabio Lorenzi-Cioldi montre comment ce « soi » n’est défini qu’à travers le « nous » : un phénomène qui peut être qualifiée d’identité collective.

L’identité collective consiste fondamentalement en une soumission consentie d’un l’individu à un collectif. En y prenant part, il pourra par exemple éprouver de la fierté ou de la honte – des sentiments qui se rapportent au fond à lui-même – pour ce que font d’autres membres de ce collectif, sans même être identifié comme membre du groupe par une tierce partie. L’identité collective échappe au contrôle de la raison individuelle et constitue un véritable acte de foi.

De ce fait, l’identité collective est aussi dynamique, et elle peut réserver des surprises à qui s’y abandonne. Pour reprendre l’exemple de l’identité politique, il est possible d’être profondément déçu par le positionnement de son parti, ou, en fin de compte : être déçu par soi-même. La réponse à une telle désillusion – qui est, à bien des égards, semblable à une déception amoureuse – peut être le pardon et le renouvellement du lien identitaire ou au contraire la rupture, souvent douloureuse et qui s’accompagne d’un vide identitaire : « Qui suis-je désormais ? ».  Quand elle est soumise à des pressions extérieures, l’identité collective peut donc être malléable et instable. Ces deux spécificités pourraient être plus à même d’expliquer certains phénomènes politiques et sociaux surprenants, comme l’élection de Donald Trump, que les concepts convenus de « montée du populisme » ou de « droitisation ».

Le succès de Trump résulterait alors, d’un côté, de la malléabilité étonnante de l’identité collective de la base des Républicains, qui aurait pardonné à Trump d’avoir mis en cause jusqu’à ses principes les plus précieux (religion, famille, fidélité, armée). De l’autre côté, il serait l’expression de la rupture de nombreux cols bleus avec l’identité collective Démocrate ; la seule alternative pouvant remplir le vide laissé étant le mouvement Trump. En ce sens, la fluidité de l’identité collective aurait eu raison de la stabilité des anciennes valeurs de part et d’autre de l’échiquier politique.

Si l’identité collective est un concept essentiel de l’analyse politique, il faut toutefois se prémunir contre son extension et essentialisation abusives. Un grand nombre d’identités peuvent être collectives, se fondant par exemple sur la nationalité, la pratique religieuse, l’ethnicité ou la filiation, ce qui ne signifie aucunement qu’elles le seront pour tout le monde. D’aucuns considèreront par exemple leur ethnicité ou leur religion comme relevant d’une identité collective, beaucoup d’autres comme une simple caractéristique individuelle partagée.

Le concept d’identité collective esquissé dans cet article pourrait être résumé par la triade soumission volontaire, malléabilité et instabilité. Ces attributs apparaissent suffisamment indésirables pour qu’on soit tenté de supprimer l’identité collective. Mais, comme Jean-Louis Amselle le décrit dans L’ethnicisation de la France, l’entreprise d’individualisation totale de l’identité n’a fait que fragmenter les identités collectives. Si, par exemple, on n’invoque plus la nation comme source d’identité, on le fera pour les pratiques religieuses, les styles vestimentaires et alimentaires, les couleurs de peau, et ainsi de suite.

Un tel caléidoscope d’identités collectives paraît plus mouvant encore, plus à la merci de l’irrationalité et de conflits. II semble donc moins dangereux de tarir la soif de collectif en renforçant des identités collectives larges et relativement stables. Si ce projet dépasse, par essence, le cadre restreint des nations, il me paraît néanmoins plus aisé de le construire à partir d’identités nationales que partant d’identités collectives encore plus morcelées.